- À Gérard à la féconde contradiction de qui ce modeste texte doit beaucoup.
Tout ce que l’homme pouvait gagner au jeu de la peste et de la vie, c’était la connaissance et la mémoire.
A. Camus, La peste, p.263
Une perfection fragile
La société qui s’annonce démocratique, quand elle est parvenue au stade du spectaculaire intégré, semble être admise partout comme étant la réalisation d’une perfection fragile. De sorte qu’elle ne doit plus être exposée à des attaques, puisqu’elle est fragile ; et du reste n’est plus attaquable puisque parfaite comme jamais société ne fut.
G. Debord, Commentaires sur la société du spectacle, « VIII », p. 36
Ce n’est pas un vain sujet d’étonnement de voir un système économique et politique vaciller sous l’effet et la propagation d’une séquence ADN absolument indifférente à son dessein comme à ses destructions. Mais comme la « fragilité » est aussi ce que ce système revendique être comme la marque de sa perfection, et qu’il aime à la mettre en scène pour mieux confondre ses adversaires, il convient à ceux qui s’y opposent d’apprécier cette nouvelle crise avec une certaine lucidité.
Celle-ci invite notamment à observer que la crise qui frappe actuellement le capitalisme a ceci d’original qu’elle ne se produit pas immédiatement sur le terrain familier qui est le sien, à savoir la sphère du capitalisme de la finance et de la spéculation. Bien que celle-ci soit elle aussi durement touchée par les effets du virus connu sous l’acronyme Covid -19. C’est donc l’irruption ou la réminiscence, somme toute hasardeuse, d’une part infinitésimale, et non-encore pénétrée par le mode de production capitaliste, de la nature, qui a produit des effets dont, en l’état, nul ne peut encore prédire la suite. Il est toutefois possible à tout un chacun d’en apprécier déjà les désastres. À cette lumière, il semble bien que le vivant vienne ainsi poser à nouveau frais la question de l’infamie, de l’inhumanité et du caractère profondément destructeur du mode de production capitaliste et de l’ensemble bourdonnant du monde qui fait corps avec sa logique. Comme toute question, celle-ci met en jeu la rationalité et les contradictions internes de celui qui est sommé d’y répondre. Ce n’est ainsi pas un mince enjeu de savoir si le rapport que le capital entretient au vivant implique nécessairement de penser à l’avenir une sorte de ré-apparition systématique, et peut-être bien plus grave encore, de ce type de crise. Elle engage ceux qui souhaitent son dépassement à ne pas la sous-estimer, quel que soit le versant que l’on est enclin à soutenir. Ainsi, il n’est certainement pas anodin d’observer que dans le précipité du moment, des voix radicalement antagonistes parlent de concert d’un « après » où, bien évidemment, rien ne saurait plus être, « comme avant ».
Pourtant, cette contradiction venue par la puissance infra-rationnelle du vivant n’est pas celle d’un opposant politique et le régime d’exception que la crise favorise a précisément pour effet d’assigner tous ses opposants réels comme virtuels à résidence. Il y a ainsi à craindre qu’une nouvelle fois, la crise confirme le capitalisme dans sa fragile perfection, laquelle consiste peut-être à trouver dans ce type de situation des moyens renouvelés d’étendre sa domination. En l’état, une chose est sûre. Si en temps ordinaire, cette contradiction est occultée par la pratique d’une certaine duplicité politique qui consiste notamment à afficher la prétention d’une condescendante « bienveillance » à l’endroit de ses administrés, le moins que l’on puisse dire, c’est que dans la crise actuelle, cette « bienveillance » ordinairement revendiquée par ce système aux prétentions « bio-politique », tombe comme un masque au rictus amer. Et cette chute nous rappelle avec urgence que ce système n’a rien d’une fatalité indépassable.
Mais comme cette chute n’a non plus rien d’un horizon inéluctable, on ne prétend pas faire ici mieux qu’essayer de souligner utilement quelques points problématiques d’une situation qui pourrait bien durer. Il ne s’agit donc pas d’apporter d’incantatoires et eschatologiques perspectives de dépassement, mais d’oeuvrer en faveur de celui-ci en donnant à penser ce que d’aucuns appellerait des contradictions en procès.
De la guerre
Qu’est-ce, en effet, que le programme des partis bourgeois ? Un mauvais poème de printemps. Bourré de comparaisons à en craquer.
W. Benjamin, « Le surréalisme – le dernier instantané de l’intelligentsia européenne » in Technique et expérience, Mélancholie de gauche et autres textes
Une pandémie ne se révèle pas au monde de la même manière qu’une action terroriste ou qu’un crack boursier. C’est d’abord une rumeur sournoise et comme entendue de loin. Comme elle peine à se faire entendre, les premières réactions ne la prennent pas trop au sérieux, tout en prenant soin de plaindre bienveillamment ceux qui, au loin – « et qu’ils y restent » espèrent d’abord secrètement les plus mesquins ! – sont subjugués par sa réalité. Du Covid -19, on a ainsi pu entendre qu’il n’était qu’une espèce de grippe, que cette grippe touchait surtout les personnes âgées ou encore les faibles, faisant planer un sous-entendu spenglerien auquel beaucoup semblent s’habituer, se résigner ou tout simplement n’avoir jamais vraiment renoncé (voir, par exemple, les déclarations consternantes du préfet Lallemand en France). On a pu aussi entendre dans le même élan, que le virus était porté par des corps et qu’il fallait donc accepter une certaine « distanciation sociale », mais qu’il ne connaissait pas de frontières et qu’il fallait donc laisser circuler les mêmes corps (pour finalement revenir sur cela…) etc. Bref, un ensemble d’inepties, souvent caricaturales, dont la fonction était de retarder le plus possible, ce qui passe rétrospectivement, pour un inéluctable aveu. Il n’aura ainsi échappé à personne que cet « aveu » s’est maquillé et paré d’une rhétorique guerrière et d’accents martiaux qui prêteraient à rire s’ils n’étaient malheureusement suivis d’effets tout à fait inquiétants sur le plan des droits individuels et sociaux ainsi que sur l’existence menacée de tout un chacun. Au sujet de cette rhétorique, il n’est pas difficile de pointer qu’elle repose sur un abus de métaphore. La guerre est à la fois un concept juridique précis et une réalité horrifiante. Elle consiste dans un affrontement tactique entre deux États dans le but stratégique de parvenir à la suppression totale de l’ennemi, ou du moins, comme c’est le plus souvent le cas, à la limitation maximale de sa capacité d’agir. Une telle entreprise suppose la mise en œuvre de forces armées, au besoin la conscription parmi le peuple, et quoi qu’il arrive, des meurtres insupportables et un assujettissement de celui-ci à une discipline d’exception. Parler de « guerre » au sujet de cette pandémie, comme le font de nombreux dirigeants, ce n’est donc pas seulement user d’une comparaison digne d’un « poème de printemps », c’est disposer les peuples à obéir à un chef et à accepter d’avance les décisions prises à titre exceptionnel, mais destinées bien évidemment à perdurer au-delà de la crise. Sous cet angle, après trois semaines, force est de constater que le gouvernement français actuel n’a pas chômé.
Toutefois, depuis les années 70 du XXe siècle, le concept de « guerre » a subi de remarquables assouplissements destinés à permettre aux États de considérer des particuliers animés de motivations diverses, comme des « ennemis » tombant sous le coup de la raison d’État. Mais, là encore, même à reconnaître la légitimité d’un tel assouplissement, si un « terroriste » constitue effectivement une réalité que l’on peut appréhender dans les termes d’une guerre – notamment du point de vue des moyens techniques – il paraît bien exubérant, sinon absurde de parler ainsi d’un virus. D’abord parce qu’un virus n’est pas un être raisonnable et n’a aucune intention. Il ne devrait donc pas nous rappeler à la figure impitoyable de l’ennemi, mais plutôt au silence angoissant de la nature dans lequel se perd l’écho de nos vaines fureurs.
« Qu’importe » répondent encore d’autres, dont le très cartésien Badiou, ce n’est là que métaphore et c’est le propre d’une métaphore d’être impropre au niveau du sens. Il convient donc de cesser de jouer avec les mots et de reconnaître qu’à situation exceptionnelle, on use d’un langage d’exception parce que cette situation, en de nombreux points, est bien comparable par des enjeux (la mort de nombreuses personnes) qui exigent la mise-en-oeuvre d’une rationalité « d’union nationale » finalement identique. On peut penser que Machiavel sourirait devant tant de ”bon sens”. Le prince n’utilise certainement pas un langage si peu évident dans la perspective de la vérité et chacune de ces comparaisons et autres métaphores filées, a pour objet d’occulter l’intérêt réel qui est le sien.
Pourtant, derrière cette métaphore guerrière, il n’y a non plus rien d’un secret conspirationniste, mais la nécessité toujours renouvelée, pour tout pouvoir qui a renoncé à une justification transcendante, de se donner l’apparence d’une légitimité. Bien sûr, et le personnel politique qui est aujourd’hui aux affaires en France ne manquent jamais de le rappeler à qui veut l’entendre sur le ton d’une leçon bien apprise, cette légitimité est normalement acquise par les urnes. Certes, mais il n’aura pas non plus échappé à personne que les bureaux de vote décomptent de moins en moins de voix, que, comme le rappelle aussi de nombreuses manifestations, une défiance et une colère désabusée se généralise parmi tous les peuples du monde et que, partout, ce système a perdu son « air d’innocence ». L’adhésion positive et volontaire des sujets du pouvoir n’étant plus possible, celui-ci est donc contraint de se fabriquer une légitimité par le seul moyen qui lui reste, à savoir négativement, par la perspective du chaos. Celui-ci permet ainsi de justifier comme normal ce que Schmitt a théorisé sous le nom « d’état d’exception ».
Le corollaire de cette légitimité négative, c’est un ensemble de discours autorisés orchestrant une certaine confusion. Parmi ces discours, l’expertise scientifique joue un rôle éminent. Elle est destinée à encourager un fatalisme qui trouve à se consoler dans des projections dystopiques toujours plus ingénieuses et pour l’élaboration desquelles, les scénaristes de Hollywood ne sont certainement pas en reste. Comme on l’a suggéré plus haut, l’un des traits caractéristique de cette rationalité morbide autant que mortifère, aura consisté à nous faire admettre que le mal frappait de façon privilégiée faibles et vieux et qu’il fallait ainsi fatalement se résigner à trier le bon grain de l’ivraie dans les salles de réanimation de toutes les urgences de monde, ou, encore, qu’une rationalité purement scientifique conseillait nos « princes » de retarder les mesures de confinement pour créer une immunité collective aux prix d’une « sélection » prétendument naturelle – c’est-à-dire réellement d’un sacrifice – d’une partie de la population (la plus exposée étant évidemment souvent la plus pauvre). En lieu et place d’un inéluctable progrès, le pouvoir justifie ainsi désormais sa pseudo-nécessité par l’orchestration d’une perspective apocalyptique dont il n’a même plus l’ambition de nous sauver. Mais pourquoi se donner le mal de fabriquer une légitimité aussi désespérante et à laquelle personne ne croit ? D’abord pour cacher une faillibilité qui est bien réelle. Aussi réelle que la violence dont le pouvoir est prêt à faire preuve si d’aucuns prétendaient exploiter cette faiblesse. Ensuite, pour le personnel politique concerné, il s’agit aussi de se couvrir des attaques que certains de ces adversaires officiels ont déjà introduites sur le plan du droit. Enfin de façon plus générale, parce que la fiction polémique qu’elle entretient, a pour effet de divertir l’attention par la confusion chatoyante de faux-semblants et la production d’antagonismes factices. Pour obtenir l’assentiment de ceux-là que l’on prive de tout, on soustrait de cette façon à leur attention la conscience du tout. Le consentement ainsi obtenu est tacite, à défaut d’être volontaire. Le caractère universel de la propagation pandémique n’a, sous cet angle, que ce seul mérite : il remet le tout qui nous lie indéfectiblement les uns aux autres, au centre de l’attention. Ne nous laissons plus déconcentrer.
Le hasard et la nécessité
Sous l’effet d’une crainte muette, la médecine était réduite à marmonner, pendant qu’eux étaient là, qui roulaient grands ouverts et qui roulaient encor leurs yeux ardents de fièvre et privés de sommeil.
Lurèce, De la nature des choses, « Chant VI »
La différence la plus profonde qui réside entre le Covid -19 – ou tout autre virus – et « l’ennemi invisible » qu’invente cette rhétorique guerrière, c’est bien évidemment l’absence d’intentionnalité qui le caractérise. Il constitue une réalité infra-rationnelle en ce sens qu’elle est dépourvue de réflexion et de projet. C’est précisément par la simplicité même de sa prolifération qu’il déjoue la rationalité humaine, et notamment celle de ceux qui nous gouvernent et du système dont ils sont les représentants et les fondés de pouvoir. Pourtant, l’apparition et la prolifération du virus n’est pas non plus sans lien avec cette rationalité. En l’état, il faut être prudent et se souvenir que nous ne disposons finalement que de peu de faits. Mais de faits éloquents et têtus. Comme un nombre remarquable de virus récemment découverts (H1n1, Sras, Ebola, Zika etc.), le Covid -19 – ou syndrome Sras 2 – est apparu à la faveur d’une interaction entre l’homme et une partie ordinairement inaccessible de son environnement, interaction qui est précisément un effet, non voulu, mais néanmoins réel, du mode de production et des rapports sociaux qui le caractérise. Sans faire de ce mode de production l’auteur de ce virus et des autres, et sans tomber dans l’erreur simplificatrice d’une essentialisation abstraite et uniforme du capitalisme, on peut tout de même se demander dans quelle mesure il n’en est pas en effet « l’inventeur » à la manière toute hasardeuse et nécessaire dont Colomb a inventé l’Amérique. Cela suppose d’examiner la manière dont se sont rencontrés ici deux logiques : celle de la croissance et celle du vivant.
De cette rationalité, on peut dire qu’il apparaît ainsi que le principe de son action a indubitablement quelque chose de parasitaire. La logique abstraite de la croissance nie à sa racine la collaboration adaptative du vivant et pourtant elle prolifère. Or, elle n’aurait pas pu proliférer, et continuer de le faire, s’il n’y avait préalablement des organismes à parasiter. Ces organismes sont nombreux. Ce sont d’abord des organismes sociaux. Des sociétés avec leurs histoires, leurs coutumes etc. toutes choses que le capitalisme subjugue et dérive à son unique profit (que l’on songe aux allures de parc d’attraction que prennent toutes les villes qu’il effleure de son froid mortel, aux airs de prison de tous les ensembles qu’il bâtit alentour de ces villes pour y loger les corps dont il exploite la force et le temps) ; ce sont les héritages institutionnels de ces histoires sociales, des solidarités communes, des institutions de santé (que l’on songe à la destruction programmatique dont celles-ci sont l’objet, comme nous en faisons cruellement l’expérience) ; ce sont enfin des organismes vivants, des hommes, des femmes mis devant la nécessité de travailler à son profit et de devoir lutter pour obtenir un minimum en retour, des animaux, des champs et des graines soumis à la même logique prédatrice etc. Il semble donc tout à fait impossible de soutenir que la pandémie actuelle aurait à la fois le caractère hasardeux et fatal des autres pandémies connues de l’histoire humaine et cette situation invite même plutôt à enquêter rétrospectivement sur les crises passées sous cet angle (le fameux épisode de la grippe espagnole, par exemple, invite à s’interroger sur les dégâts économiques et sanitaires des guerres modernes). Mais il est aussi inexact d’affirmer sans médiation que le capitalisme a produit cette crise de façon programmatique, et encore plus inexact de penser qu’il finira nécessairement par y succomber. Ceux qui vont succomber et qui succombent déjà, ce sont surtout les plus exposés de ses administrés, c’est-à-dire souvent, et paradoxalement – n’en déplaise au sinistre préfet Lallemend – ceux dont les métiers ont le plus d’utilité sociale. Cette réalité invite à méditer sérieusement quelque chose de bien plus effrayant : que la crise actuelle soit une occasion pour ce système d’affirmer encore plus son emprise.
Enfin, quoique l’on pense de ces menues considérations sur les liens entre le mode de production et la pandémie actuelle, il demeure que cette crise révèle une partie de l’ignorance de chacun, à commencer par celle du pouvoir. Toute la science dont celui-ci dispose semble ainsi balbutiante. Certes, il est fort à parier que le mal sera tôt ou tard circonscris, le vaccin inventé, mais au prix de combien d’approximations – et donc de combien de morts – dont de récentes polémiques montrent bien qu’elles ne sont pas tant l’effet d’une sorte d’innocent hasard, que le résultat d’une manière de gouverner et de produire ? Ainsi, les incohérences de discours sur le port du masque, ainsi de la règle de la concurrence entre les individus et les institutions qui favorise des guerres intestines stériles, ainsi des exercices de communication rituels qui démontrent à chaque fois toujours plus à quel point ceux qui prétendent nous gouverner ne savent pas ce qu’ils font, et surtout, cachent le peu qu’ils savent.
Du confinement et de la liberté
Me voici pris dans une toile d’araignée
Lumière à toison noire, claire ou rousse…
La peuple a besoin d’air bleu, de clarté,
Et de pain, et des neige de l’Elbrous.
O. Mandelstam, Les cahiers de Voronej, « deuxième carnet »
Après quelques temps d’hésitation, la décision que presque tous les gouvernements de ce monde se sont résignés à prendre, même lorsqu’ils n’ont pas eu le courage de la nommer, consiste en une restriction très prosaïque de la première de nos libertés, celle de nos déplacements. Il n’est pourtant pas difficile à un être libre de reconnaître qu’elle est malgré tout nécessaire en dépit de tout ce qui oppose – viscéralement – cet être libre à ceux qui ont pris cette décision pour lui. Elle est nécessaire parce qu’il dépend d’elle qu’un système hospitalier exsangue par des décennies de politiques libérales de restrictions budgétaires, parvienne à juguler le nombre croissant de patients atteints du Covid -19, tout en continuant à prendre en charge d’autres pathologies. Un être libre n’est donc pas un esprit confiné puisqu’il est capable de comprendre que la seule chose qui justifie ce confinement et dont dépend sa liberté, c’est la santé de ceux avec qui il vit. Mais un être confiné ne doit pas non plus être un esprit qui se tait et renonce à critiquer les conditions qu’on lui fait. D’abord, ces mesures de confinement ne sont que des pis-aller dont il n’est pas sûr qu’en certains endroits, elles ne produisent pas des effets contre-productifs en favorisant la création de nouveaux foyers pandémiques. De plus, il y a de sérieuses raisons de penser qu’elles ont eu pour objet de permettre à de nombreux États de faire l’économie de campagnes de dépistage sérologique systématique et que là étaient leur véritable raison. Or, comme le donne à penser l’exemple des quelques pays qui, eux, ont adopté cette mesure, de telles campagnes sont bien plus efficaces à défaut d’être moins liberticides. Ensuite, il serait illusoire de croire que le temps du confinement nous est donné comme un répit dont il faudrait tirer parti pour découvrir la « vrai et bonne vie ». Pour ceux qui n’ont pas le luxe d’avoir un jardin, le confinement est une réalité bien plus décevante et désespérante que ne l’est aussi une robinsonnade, fut-elle en bonne compagnie. Et, pas plus qu’il n’est l’expression d’un temps ”de guerre”, sa fin ne doit être synonyme d’un retour à la normale. La manière dont le Covid -19 frappe de nullité tout un système construit sur des individus habilement montés les uns contre les autres, obligent ceux qui prétendent critiquer ce système, de se souvenir que celui-ci était haïssable avant cette crise et qu’il ne le sera que d’autant plus lorsque celle-ci sera éventuellement résorbée. Notamment, parce que ces instants de confinement n’ont rien de propice à de miraculeux examens de conscience, mais plutôt à la sensation que, jusque dans nos solitudes, le pouvoir se joue de nous.
L’occasion est ainsi belle pour celui-ci d’expérimenter de nouvelles techniques de contrôle et de s’affirmer toujours plus comme pouvoir de la séparation. Au confinement se joint ainsi un harcèlement psychique de tout instant. Sur le plan policier, il consiste à faire peser une menace permanente de sanction, des faits les plus anodins (promenades) aux besoins les plus nécessaires (se retrouver entre proches endeuillés), par les moyens du contrôle au faciès et par le traçage de nos téléphones. Sur le plan de la production, l’exploitation de chacun s’intensifie à cause de l’entremise de technologies numériques qui nous rendent toujours plus disponibles et sollicités jusque dans nos espaces privés, et parce que, pour ceux, encore nombreux, qui le doivent, il faut se sacrifier – rien de métaphorique ici – à prendre un risque inédit. Sur le plan des consciences, injonction est faite de livrer nos intimités en pâture, de suivre les manuels et les recettes de bonheur en milieu confinés, bref, de renoncer à l’opacité d’une vie privée qui fait pourtant aussi la dignité de chacun. Même lorsque l’on essaie de rompre l’isolement par les moyens numériques, on se trouve à faire l’étrange expérience qui consiste à ressentir le manque de ceux avec qui ont fait semblant d’être présent par écrans interposés. Le confinement est donc une occasion pour le pouvoir de chercher à pénétrer toujours plus loin la séparation et la compartimentation de tous les aspects de nos existences. En cela, nous pouvons être sûrs qu’il ne perd pas l’occasion de ce temps de crise pour approfondir la connaissance occulte des techniques qui assurent la conservation de sa puissance.
Que reste-t-il alors de nos existences et de nos vies ainsi mutilées ? La réminiscences de bribes de mémoire, la décantation silencieuse d’amours perdus ou oubliés et, dans le surprenant éclat de leur aura, l’émotion revenue de toutes leurs promesses, parfois, dans le passage fugitif de la lumière sur un quelconque objet, le souvenir et la joyeuse imprécision de ce qui fait la qualité d’une présence, l’évidence même que la richesse de possibles de nos solitudes transcendent ce qui nous divise – classes, races, genres – et que cette possibilité a une longue histoire, pleine de discontinuité et d’éclats qui, aussi loin qu’elle nous renvoie, nous rappelle que tout commence avec les vivants et les conditions matérielles de leurs épanouissements libres et raisonnés.
Paris, le 6 avril 2020,
b.